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Corinne Le Brun

06 March 2024

Eventail.be – Pourquoi avez-vous choisi l’Etat de Brunei ?
Jean-Christophe Rufin – J’ai choisi ce micro-Etat parce que tout cette zone de la Malaisie, de Bornéo… m’a toujours attiré et fait rêver. Joseph Conrad, Somerset Maugham ont écrit des livres dont l’intrigue se déroule dans cette région du monde. On est entre la Chine, la Malaisie, l’héritage colonial… où plusieurs civilisations se côtoient. Dans la perspective qui était la mienne de raconter comment on peut déstabiliser un état, le Brunei a le mérite d’être petit, avec une population réduite, et donc on pouvait s’en servir, presque comme d’un laboratoire. Le Sultan, auparavant, était le souverain plus riche du monde. Aujourd’hui, on passe d’un monde à l’autre. D’un côté une richesse pétrolière et une structure politique médiévale, de l’autre, des gamins ultra compétents dans le domaine numérique. Ce serait beaucoup plus difficile de raconter cette histoire dans un grand pays où les choses sont plus complexes. Alors que là, tout est concentré ce qui permet de garder les règles du théâtre classique, c’est-à-dire l’unité de lieu, d’action et de temps.

– Quel est l’intérêt de mener ce coup d’état clé en main en faisant intervenir les outils numériques ?
L’idée était de montrer vraiment étape par étape le montage d’un coup d’Etat 2.0 et qu’il n’est plus nécessaire de faire comme avant même si, un peu en Afrique, des coups d’état classiques sont toujours fomentés. Mais, aujourd’hui, les moyens numériques sont tellement perfectionnés et puissants qu’on peut agir sur une société par l’extérieur. Ce que les Russes ont essayé de faire aux Etats-Unis avec les élections américaines en essayant d’injecter des fake news pour déstabiliser une opinion publique. Simplement, sur les États-Unis c’est compliqué parce que c’est un pays complexe. Sur un petit pays, c’est plus vite fait et plus facile à raconter aussi de montrer comment les choses peuvent se passer.

© Balkis Press/ABACA/Shutterstock

D’or et de jungle est à la fois un roman d’aventures, d’espionnage et un récit dystopique…
Je reste fidèle au roman classique. C’est un héritage merveilleux. Les romanciers du XIXe sont des grands modèles. Ils ont créé et nous ont donné un outil narratif extrêmement puissant. Et quand vous appliquez ce modèle de récits avec beaucoup de dialogues, des scènes, un rythme… sur le présent, et non pas sur le passé, vous pouvez parler de tout. Y compris de phénomènes nouveaux. Qu’on puisse manipuler les opinions publiques avec des fake news n’a rien d’une dystopie. Je me suis intéressé à savoir à quoi peuvent servir ces outils technologiques, et à quoi ils peuvent mener. On peut les utiliser dans un bon esprit mais aussi de façon dangereuse et pour véritablement manipuler l’opinion publique.

– Fomenter un coup d’état «clé en main» est-elle un moyen de devenir le maître du monde ?
Je ne dirais pas cela. Pour ces “révolutionnaires”, il s’agit, surtout, de ne plus avoir de limites. Ne pas dépendre des États-Unis, de la CIA, des multinationales…. avec l’objectif de créer leur propre état. Je crois sincèrement qu’aujourd’hui, dans l’état actuel des découvertes dans la technologie, on touche le dur. Le changement climatique, le transhumanisme… sont des domaines extrêmement sensibles. Tout récemment, des scientifiques ont mis des puces électroniques dans le cerveau pour suppléer à certaines maladies. Heureusement, une éthique s’oppose à cela. Le clonage humain est techniquement possible puisqu’on le fait pour les animaux. Les États-Unis ont décidé de l’interdire. Et donc l’intérêt d’un coup d’état numérique, c’est de faire fuir de tous ces barrières. Si vous poussez cette logique et que si vous ne voulez avoir aucune limite, il faut avoir, au fond, la possibilité de faire la norme vous-même, donc avoir un état souverain qui vous permet de vous affranchir de tout.

– L’exercice de la diplomatie vous a permis de jeter un regard particulier sur ce “putsch” inédit …
Oui, c’est certain. J’ai été ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie (de 2007 à 2010, NDLR). Le fait d’avoir cette expérience à l’intérieur du pouvoir, sans le pratiquer, permet de connaître la façon dont les choses se passent, d’avoir un accès direct avec les plus hauts responsables politiques, les mécanismes des relations entre les Etats…. Je crois que, pour un romancier, le vécu est très important. Je pense que je ne n’aurais pas écrit ce roman de la même manière si je n’avais pas cette expérience.

– L’intelligence artificielle est-elle une menace pour l’écrivain ? Auriez-vous pu écrire ce livre grâce à cet outil ?
Des textes s’écrivent maintenant tout seul avec l’IA générative mais au fond, ces contenus ne sont guère qu’une sorte de plagiat 2.0. L’outil n’invente pas quelque chose de nouveau, il retravaille des choses qui existent déjà. Je pense que si la littérature est vivante, c’est parce qu’on y met de la vie, c’est-à-dire notre vie, des portraits, des paysages, des choses qu’on a vues, des émotions… La machine, à mon avis, n’est pas capable de faire la même chose, mais il y aura certainement un moment où il faudra en décider. Personnellement, je suis tout à fait opposé à ce qu’on abandonne cette liberté qui, pour nous, est peut-être la dernière parce que, avec un stylo et notre conscience, on peut faire des œuvres.

Jef Aérosol Read / Dream

Arts & Culture

Belgique, Bruxelles

Du 23/03/2024 au 05/05/2024

Informations supplémentaires

Livre

D’or et de jungle

Auteur

Jean-Christophe Rufin, de l’Académie française

Editeur

Calmann-Lévy

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