Il était une fois deux sœurs, Negin (Rojina Esmaeili) et Nazgol (Saba Vahedyousefi) quelque part à Winnipeg (Canada anglophone). Les deux écolières trouvent un billet de banque coincé dans la glace et cherchent par tous les moyens à l’en extirper pour permettre à leur camarade de classe de remplacer ses lunettes, cassées par une dinde en liberté. Elles chercheront de l’aide auprès de Massoud (Pirouz Nemati), un guide touristique de Winnipeg où tout le monde parle farsi ! L’occasion de déambuler dans les rues de la ville pour faire découvrir à quelques touristes égarés les sites les plus emblématiques de l’histoire de la métropole winnipegoise. Le timide Matthew (interprété par le réalisateur lui-même) a quitté Montréal où il occupait un emploi administratif au gouvernement du Québec pour aller retrouver sa mère malade, qu’il n’a pas revue depuis longtemps. Tous ses personnages se retrouvent dans un « autre monde » sans savoir vraiment pour qui et pourquoi. Une Winnipeg qu’elle aurait pu être et qu’elle n’est pas. On prend un bonheur fou à se perdre dans cet univers nostalgique, loufoque, doux et tendre surgi de l’imaginaire débridé du cinéaste québécois Matthew Rankin.
Matthew Rankin a transformé sa ville natale en double fantasmatique de Téhéran… Winnipeg, capitale du Manitoba dont est issu le cinéaste surréaliste Guy Maddin. Matthew Rankin est né et a grandi à Winnipeg et même s’il a quitté ces terres anglophones pour habiter la francophone Montréal, c’est là qu’il est revenu pour tourner son deuxième film, Une langue universelle.
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Dans la ville imbibée de persan, les élèves étudient à l’Institut winnipegois pour enfants, un clin d’œil aux studios Kanoon, où nombre de cinéastes iraniens, dont Jafar Panahi et Abbas Kiarostami, ont fait leurs débuts. Une langue universelle est largement autobiographique : « Les événements du film sont tirés directement de l’histoire de ma famille » explique Matthew Rankin. « De nombreuses annotations de journal de mon séjour en Iran et de plusieurs rêves déconcertants que j’ai faits à propos de mes parents peu de temps après leur mort. Pendant la Grande Dépression, ma grand-mère et son frère ont trouvé un billet de deux dollars gelés sur un trottoir de Winnipeg (une somme énorme en 1931) et les événements se sont déroulés pour eux de la même manière que pour Negin et Nazgol. Cette anecdote est à l’origine du scénario coécrit pendant la pandémie, après un séjour prolongé dans ma ville natale, avec mes amis Ila Firouzabadi et Pirouz Nemati, deux Québécois d’origine iranienne. »
Comment définir le film ? Quel lien relie Winnipeg et Téhéran ? Pour Mathew Rankin Une langue universelle n’a pas pour sujet Winnipeg, Téhéran ou Montréal. C’est plutôt un métissage entre ces trois endroits : « ce qui donne l’effet d’un décalage horaire et un sentiment de désorientation. Le langage est fait d’un enchevêtrement entre le cinéma iranien et le cinéma canadien. Je dirais même que toutes les nationalités entrent dans le film. » Une expérience transnationale donc. Qui dépasse, pulvérise toutes les frontières jusqu’à créer un nouvel espace.
« Lorsqu’on regarde une frontière physique entre deux pays est une chose curieuse parce que l’humain a imaginé une ligne assez rigide entre deux espaces » abonde Matthew Rankin. « Et au contraire, lorsqu’on la regarde vraiment, c’est très flou car l’espace est à peu près le même. Cette expérience flottante et très fluide représente, pour moi, un espace d’amitié et de collaboration. On a fait ce film vraiment dans cet esprit-là. Une histoire très douce, très tendre, et aussi très drôle. » On ne saurait mieux dire du film de Matthew Rankin, qui ne s’approche jamais totalement de ses personnages, souvent floutés et filmés de loin ou de dos. Le récit se construit d’ailleurs par fragments, à travers des histoires parallèles qui mettent en scène des personnages solitaires, impénétrables et insaisissables. La bizarrerie est partout. Dans les magasins improbables, dans les personnages irréels, dans les pubs télé hideuses, et même dans la présence d’une dinde (de concours !) qui devient un vrai personnage de suspense.
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La langue des élèves n’est pas l’anglais, mais le farsi. Un des écoliers veut élever des chèvres, une jeune fille veut être ingénieure, un garçon souhaite devenir le nouveau Groucho Marx. Il a déjà la moustache et les lunettes ! Ils finiront tous en punition dans le placard, peut-être parce qu’ils ont trop d’ambition aux yeux de leur prof désabusé. En voilà une drôle d’idée ! « À l’âge de 8 ans, j’étais complètement obsédé par Groucho Marx » confie le cinéaste. « Chaque matin, avant d’aller à l’école, je me peignais une grosse moustache et des sourcils en utilisant le crayon à sourcils de ma mère. La division scolaire de Winnipeg a rapidement nommé une équipe de psychologues pour enfants afin de mettre fin à cette étrange fixation et j’ai passé la majeure partie de ma troisième année d’école enfermé dans le placard à fournitures scolaires, habillé comme Groucho. D’autres versions bizarres de moi sont éparpillées tout au long du film. Le biopic est depuis longtemps une préoccupation majeure dans mon travail de cinéaste et je décris Une langue universelle comme une sorte d’hallucination autobiographique. »
Avec la ville comme décor, l’absurde dans l’image et dans le récit, Une Langue universelle est une joyeuse fable décalée. Une jolie manière d’évoquer la migration, le vivre ensemble chaleureusement – malgré le froid polaire – et la perspective d’une langue universelle, profondément humaniste. Un drôle de mélange, qui vaut au singulier cinéaste qu’est Matthew Rankin de s’être retrouvé dans la très convoitée shortlist des Oscars pour le meilleur film étranger (2024). Et de recevoir le prix “Choix du public” – avec le soutien de la Fondation Chantal Akerman – à la Quinzaine des cinéastes, en mai 2024. La preuve que sa langue est bien universelle…
Film
Une langue universelle
Réalisation
Matthew Rankin
Distribution
Matthew Rankin, Rojina Esmaeili, Saba Vahedyousefi, Pirouz Nemati
Sortie
En salle le 27 septembre
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