Martin Boonen
27 June 2025
Si ce n’est pas la région la mieux connue d’Écosse, le Speyside est pourtant réputé pour son whisky. C’est même sa spécialité, une tradition multicentenaire dont la région s’est faite un étendard, propulsant le petit bourg (1700 habitants seulement mais six distilleries !) de Dufftown au rang de “capitale du whisky” !
Dufftown © DR/Shutterstock.com
Le Speyside, avec sa cinquantaine de distilleries (pour une superficie de 4100km2), représente approximativement 47,6% de la capacité totale écossaise, soit environ 210 à 220 millions de litres d’alcool pur par an. Les deux grands rivaux Glenfiddich et Glenlivet, tous deux originaires du Speyside, produisent chacun 21 millions de litres de whisky par an ! Si le Speyside n’a pas la force évocatrice des îles écossaises battues par les embruns comme Jura ou Islay, ou celle des landes et collines désolées des Highlands, il est bel et bien le territoire roi du whisky en Écosse.
On l’oublie souvent, mais l’eau, à côté de l’orge malté et de la levure, est l’ingrédient principal du whisky (dont il est composé en moyenne entre 40 et 60%). La qualité de celle-ci est donc prédominante dans le goût du whisky. Son exceptionnelle richesse en cours d’eau constitue donc l’un des atouts majeurs du Speyside. Au-delà de la Spey elle-même, la région bénéficie de nombreux affluents comme la Livet, la Fiddich, l’Avon et la Lossie (il n’aura pas échappé à nos lecteurs les plus érudits en la matière que de nombreuses distilleries rendent hommage à ces rivières jusque dans leur nom : Glenlivet, Glenfiddich, Glenmorangie, Glenlossie, Glen Deveron… le mot glen, dérivé du gaélique, désigne une vallée dans laquelle coule souvent une rivière). Ces cours d’eau fournissent une eau d’une pureté exceptionnelle, avec, raconte-t-on là-bas, “le plus faible niveau de minéraux dissous” de toute l’Écosse.
Justin Paquay
Cette pureté est rendue possible par une grande concentration de quartzite à la source qui empêche les hauts niveaux de minéraux de se mélanger à l’eau. Cependant, les variations subtiles entre les différentes sources d’eau créent des nuances distinctives. Les expérimentations montrent que l’eau du Speyside apporte une douceur caractéristique à ses whiskies.
Justin Paquay
Outre l’étendue de ses cours d’eau, le climat tempéré du Speyside, caractérisé par des températures fraîches et une humidité modérée, fournit des conditions idéales pour le vieillissement du whisky en fûts de chêne. Cette maturation permet au whisky de développer sa profondeur et sa complexité au fil du temps, mais, comme nous le verrons dans cette balade, l’emplacement spécifique des entrepôts influence le processus.
Justin Paquay
Les entrepôts traditionnels en pierre de style dunnage, avec des sols en terre et des fûts empilés sur seulement deux ou trois niveaux, créent des conditions de maturation uniques. Les variations de température et d’humidité entre différents emplacements d’entrepôts, même au sein de la même distillerie, peuvent créer des différences subtiles mais significatives dans le profil aromatique final.
Rachel Barrie © Brown-Forman
Savoir qu’un whisky provient du Speyside n’est donc pas suffisant pour préjuger des arômes qu’il exprime. Partons à la découverte de trois expressions des goûts du Speyside avec le groupe alcoolier Brown-Forman, propriétaire de trois distilleries bien différentes, mais toutes situées dans le Speyside. Les whiskies de ces distilleries, outre le fait qu’ils proviennent de la même région, n’ont qu’un seul point commun : avoir été élaborées par Rachel Barrie, légende écossaise du whisky et l’une des seuls master blender du pays.
Notre initiation aux styles du Speyside démarre chez Benriach. Fondée en 1898, et plantée au beau milieu de la campagne écossaise, à première vue, rien ne distingue Benriach d’une autre distillerie écossaise moyenne. Même son histoire, faite d’âge et d’or et de périodes de fermeture plus ou moins longues, fait écho à de nombreuses hagiographies de distilleries de la région. Sauf pour une chose, mais ce n’est pas un détail, loin de là. En 1972, la distillerie fait le pari osé de proposer, à contre-courant de la tradition et des usages de la région, des whiskies tourbés. S’ils sont la normes sur les îles (Jura et Islay s’en étant même fait une spécialité et des distilleries comme Ardbeg, Lagavulin, Laphroaig ou Bruichladdich ont construit leur légende sur ce goût terreux si particulier), les whiskies tourbés sont culturellement très rare dans le Speyside. Une niche dans laquelle s’est donc engouffré Benriach.
Justin Paquay
La tourbe est utilisée dans la production du whisky comme combustible pour le maltage de l’orge. C’est la fumée issue de la combustion de la tourbe qui vient parfumer le futur malt. Parfum qui, in fine, se retrouve dans la bouteille. Les distilleries qui utilisent du bois à la place de la tourbe à cette étape de la fabrication, ne peuvent compter sur l’aromatique de ce combustible pour donner du goût à leur production. Cette excentricité fait de Benriach l’une des dernières distilleries de la région à continuer d’exploiter sa propre aire de maltage, quand la plupart de ses concurrentes font sous-traiter cette opération à des malteries industrielles comme Burghead Maltings et Roseisle Maltings (qui appartiennent toute les deux au géant Diageo et qui alimentent les distilleries du groupe comme Mortlach, Knockando ou Cardhu), ou encore Bairds Malt, Crisp Malt et Simpsons Malt. Actuellement, la gamme de Benriach, récemment revue par Brown-Forman, propose donc des whiskies aux expressions non-tourbées et leur pendants tourbées.
Justin Paquay
L’autre grande caractéristique de Benriach, c’est l’impressionnante collection de fût d’origine différentes à la disposition de l’équipe de la distillerie pour le vieillissement de ses whiskies : bourbon, xérès, rhum, porto, vin de Madère, vin rouge de diverses origines ou encore du marsala… les combinaisons sont presque infinies et les profils aromatiques sans fin !
Justin Paquay
Si les classiques 10 ans d’âge (assemblage de whiskies vieillis en fut de bourbon, xérès et de chêne neuf) et 12 ans d’âge (vieilli en fût de bourbon, rhum de la Jamaïque et de porto) exhalent au nez et à la bouche des notes fruits exotiques (mangue, banane, fruit de la passion) et pâtissières, leur équivalent tourbées (élevés en fût de xérès, bourbon et porto pour le 10 ans, bourbon, xérès et marsala pour le 12 ans) développent des arômes fumés persistants, des saveurs épicées et sauvages.
Justin Paquay
Les 21 et 25 ans d’âge, tout les deux fruits de l’assemblage de whiskies tourbés et non-tourbées, gagnent en intensité et en complexité : fruits cuits, épices de chêne grillé, orange et cannelle, sur une finale de fumée caramélisée.
Le 30 ans d’âge est un monument en soi puisqu’il est le plus vieux whisky tourbé du Speyside sur le marché. La complexité et l’intensité aromatique sont à la hauteur de ce que l’on peut attendre d’un whisky de ce niveau.
Prochain arrêt : Glendronach. Fondé en 1826, au cœur d’un vallon boisé à l’intérieur des terres, le décor change et nous entrons dans la vallée des muriers d’où la distillerie tire son nom. Si chez Benriach, l’assemblage de fûts d’origine très différente était la spécialité maison, ici, chez Glendronach, on a choisi son camp, et il est espagnol ! La distillerie s’est faite une tradition de l’élevage longue durée en fût de xérès. Le xérès (ou sherry en anglais) est un vin blanc muté (comme le porto), souvent sec, produit principalement dans la région de Jerez de la Frontera, en Andalousie. Glendronach utilise des fûts d’oloroso (un xérès fortifié, vieilli par oxydation, ce qui lui donne une couleur or foncé, un nez très aromatique et un caractère corsé) et de pedro ximénez (un xérès très doux, produit à partir du cépage du même nom. Les raisins sont séchés au soleil, ce qui concentre leur sucre, puis pressés pour obtenir un vin sombre, presque noir, très sucré, avec des arômes de raisins secs, figues, fruits secs et chocolat noir).
Justin Paquay
En résumé (et en caricaturant), l’oloroso donne des whiskies riches et puissants, tandis que le pedro ximénez apporte une douceur intense et des notes très fruitées. Ces fûts, qui donnent des notes aromatiques très puissantes, sont très recherchés par les distilleries et leur impact sur les goûts des whiskies est particulièrement riche ! Tellement que la plupart des distilleries les utilisent assemblés avec des whiskies vieillis dans d’autres fûts (notamment du bourbon, plus neutre). Pas Glendronach, qui au fil des décennies, est parvenu à maîtriser de long élevage dans ces fûts de vin espagnols.
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Si la précédente gamme existe toujours (12 ans, 15 ans et 18 ans d’âge. Mention spéciale au 15 ans qui est une petite merveille à lui tout seul), elle a été rejointe par une trilogie de whiskies sans âge (NAS pour “non-age statement”) donc des assemblages de whiskies d’âges divers (avec une proportion souvent plus importante de whiskies jeunes).
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Ces trois nouveaux whiskies rendent hommage à l’essence des productions maison. Le premier, Ode to The Valley (maturation dans des fûts de xérès et de porto rubis), a un profil fruité, floral, avec des notes de baies d’été. Le deuxième, Ode to The Embers (maturation dans des fûts de xérès oloroso et pedro ximénez) dégage une touche de tourbe et des arômes fumés, épicés, chaleureux, mariant la richesse du xérès et la puissance de la tourbe. Enfin, le dernier, Ode to The Dark (maturation exclusive dans des fûts de pedro ximénez) développe un caractère très riche, sombre, avec des notes de chocolat, de cerise noire, de dattes caramélisées et de café.
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Sur place, on peut trouver des expressions “hand filled” qui étonneront le visiteurs par la densité de leur robe sombres et brillantes, qui rappellent l’ébène et dont l’intensité aromatique laisse une trace indélébile sur les papilles. C’est la meilleure manière de comprendre tout l’art – unique – de Glendronach à maîtriser le vieillissement dans des fûts aussi puissants que les siens.
Changement complet de décor à Glenglassaugh. Nous sommes ici sur la côte du Moray Firth et la distillerie est pratiquement installée sur la plage ! Depuis 1875, Glenglassaugh surplombe les rivages de la baie de Sandend. La salle des alambics, grande ouverte sur la mer et l’entrepôt, particulièrement exposé aux embruns, tirent la quintessence de cet environnement sauvage très atypique pour une distillerie du Speyside. Cette situation extraordinaire (il faut le voir !) influence forcément les whiskies produits à Glenglassaugh.
Justin Paquay
Alors que ceux de Glendronach était d’un ambre sombre et profond, ceux de Glenglassaugh sont lumineux, solaires. Ce n’est pas pour rien qu’à la dégustation, on découvre des notes de fruits qui aiment le soleil comme les agrumes (citron confit, orange amère), l’ananas, les fruits de la passion… Le 12 ans d’âge, vieilli en fûts de bourbon, de xérès et de vin rouge espagnol (dommage que la marque ne précise pas lequel, probablement parce que l’origine des fûts doit être variable), est clairement un modèle d’équilibre : des notes de pistache confites, de dattes et de figues se fondent dans des arômes de cerise griotte et de biscuits au beurre et caramel.
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Sanden, qui rend hommage à la plage devant laquelle la distillerie est bâtie, profite, lui, d’un élevage en fûts de bourbon, de xérès et, et c’est exotique, de manzanilla (on ressent ici l’expérience que le groupe Brown-Forman a acquise de Benriach dans de la maturation dans des fûts rares). Il joue encore plus la carte saline et iodée, relevée par des notes de cerise acidulée et d’ananas mûrs. Portsoy, porte lui le nom du pittoresque petit port de pêche à l’embouchure de la baie de Sanden. Vieilli en fûts de xérès, de bourbon et de porto, il ajoute à la salinité de Sanden, des notes d’arômes tertiaires plus prononcées : réglisse, soja fermenté, mélasse et algues marines.
Justin Paquay
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La diversité remarquable des whiskies du Speyside résulte de la convergence de multiples facteurs. La géologie particulière de la région fournit un socle commun (une eau exceptionnellement pure) tout en permettant des variations microlocales. L’histoire de la région, marquée par l’évolution des techniques et des approches commerciales, a créé un héritage technique diversifié. Tandis que l’absence de contraintes réglementaires strictes laisse libre cours à l’innovation et à la préservation de méthodes traditionnelles variées.
Justin Paquay
Depuis la tourbe de Benriach jusqu’à la salinité de Glenglassaugh, en passant par la profondeur de l’élevage de Glendronach, l’apparente uniformité du Speyside cache au contraire une large diversité qui contribue à rendre les whiskies de cette région si fascinants, si excitants.
Photo de couverture : © Justin Paquay
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