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Corinne Le Brun

15 February 2023

« Papa vient de tuer maman. » Sa petite sœur prononce ces paroles au téléphone. Au bout du fil, le jeune homme encaisse l’onde de choc. Il va prendre le premier train rejoindre sa petite sœur et la maison familiale. Il n’a rien vu. Il cherchera les indices ténus, les signaux précurseurs pour comprendre l’inexplicable. Philippe Besson fait du grand frère le narrateur de ce fait divers qui n’en n’est pas un. Le romancier parvient à remonter le fil de ce crime odieux, à hauteur des deux enfants, livrés à eux-mêmes. Rencontre avec l’auteur.

Eventail.be – Vous vous êtes inspiré d’une histoire vraie. Pourquoi ?
Philippe Besson – Un jeune homme, un de mes fidèles lecteurs, m’a raconté l’histoire de son père qui a tué sa mère. « La mort de ma mère emporte tout et moi je suis à côté…de toute façon, je n’ai pas les mots pour raconter l’histoire. » Ses propos m’ont sidéré. Je me suis dit, l’écrivain peut, peut-être, en faire quelque chose. Ce livre lui est dédié. Sans son accord, je ne l’aurais pas publié.

– Vous racontez un point de vue dont on parle peu, celui des enfants…
Cela n’a jamais été fait. Les féminicides, hélas, sont entrés dans notre champ de vision. On sait qu’ils sont comptabilisés, documentés. Il est important que les romanciers s’en saisissent mais on a oublié aussi un peu l’entourage. Deux enfants âgés de 19 et 13 ans, du jour au lendemain, sont expulsés de la maison dans laquelle ils vivent. Personne ne les prend en charge. S’ils sont mineurs, ils restent sous l’autorité parentale de leur père. Ils vivent une situation effrayante. Ces êtres esseulés, désemparés, ont perdu tous leurs repères. Leur mère, morte, les plonge dans un chagrin, leur père a commis le meurtre de leur mère. Ils sont rattrapés rapidement par la culpabilité. J’ai voulu voir comment ces êtres traversés par tous ces sentiments essaient de réapprendre à vivre. La résilience et la manière de survivre à ce choc m’intéressaient. Rien n’est prévu pour les enfants victimes de féminicide. Ils se retrouvent à la rue, quelques fois, ils sont pris dans une famille d’accueil. Des associations parent au plus pressé, on les met dans un hôtel, on leur prescrit du prozac… Notre société a aussi un rôle à jouer pour ces enfants-là.

© Photo News

– Le narrateur veut protéger sa petite sœur. Parce qu’il est le frère aîné ?
Il n’a pas assisté au crime. Il classe son père d’emblée dans la catégorie des monstres. Pour lui, cet homme n’est plus son père. Alors que la petite sœur, cinq minutes avant qu’il commette le meurtre, ce père était son père et elle l’aimait. Elle est dans cette ambivalence terrible qui est de détester son père parce qu’il a tué sa mère mais de l’aimer parce qu’il est son père. Ce conflit intérieur la ronge et c’est le rôle du frère d’essayer de la sauver. Comment dans cette fratrie, chacun essaie de sauver l’autre ?

– Les signes avant-coureurs du féminicide existent. Et pourtant, on va tout essayer pour les dissimuler…
Les maris violents se débrouillent très bien pour masquer les blessures, ils frappent à des endroits qui ne sont pas le visage, pas les bras. Les blessures psychologiques, elles non plus, ne laissent pas de trace. Souvent, les victimes de violences conjugales se taisent. Soit parce qu’elles sont dans la honte, soit parce qu’elles sont sous emprise et qu’elles ont peur de parler. Elles veulent cacher ces violences aussi à leur entourage pour que celui-ci ne soit pas blessé par tout ça. Les victimes portent très peu plainte. Quatre femmes sur cinq victimes de violences conjugales ne vont pas au commissariat. Il faut, du coup, essayer de repérer des signaux, très faibles ou très ténus. Le jeune homme, en cherchant ces indices, se met à penser: « c’est vrai, ma mère ne riait plus, elle était moins coquette, elle avait toujours peur, mon père était un homme frustré qui s’emportait rapidement.» Tous ces éléments, une fois rassemblés, forment un tableau terrible.

L'équipe du film "Arrête avec tes mensonges" de Olivier Peyon d'après le roman de Philippe Besson © Photo News

– Les deux enfants sont rongés par un sentiment de culpabilité…inévitable ?
Les enfants n’imaginent pas leur père en bourreau. Cela dépasse l’entendement. Vous voyez bien votre mère qui ne veut pas que ça se sache, vous ne ferez pas une démarche qu’elle ne fait pas elle-même. Les enfants sont pris entre des feux contradictoires.

– L’intervention de l’entourage est quasi-inexistant. Comment l’expliquez-vous ?
Pendant longtemps, l’attitude des gens était « qui serais-je pour interpréter ce qu’un œil au beurre noir veut dire ? C’est leur intimité, ce n’est pas notre histoire.» On est démunis. On sait aujourd’hui quand il y a des signaux faibles ou pas, il vaut mieux prendre le risque de se tromper et intervenir. En France, le 3919, ouvert 24h/24 et 7j/7, est dévolu aux victimes, aux témoins, aux voisins, aux proches… Des enquêtes de voisinage sont faites dans la discrétion. Il vaut mieux se tromper que perdre une vie.

– Une écrivez une seule fois le mot féminicide, pourquoi ?
Quand vous tapez sur le clavier féminicide, il est souligné en rouge comme s’il était mal orthographié. Ce mot n’est pas dans le vocabulaire. On n’a pas intégré cette réalité-là. Aujourd’hui, c’est un fait de société mais nous avons vécu pendant des années sur l’idée qu’il s’agissait de crime passionnel : un homme tuait sa femme parce qu’il l’aimait trop. Il la tuait par amour. C’était même une circonstance atténuante. On a vécu sur cette fumisterie pendant des années. Aujourd’hui, on a admis une fois pour toute que le féminicide est un crime de propriétaire : un homme qui, devant sa femme qui décide de partir, la tue parce qu’elle n’a pas le droit d’avoir une autre vie sans lui. Il l’a chosifiée et il la tue. Et, étant un crime de propriétaire, cela dit quelque chose sur la société de patriarcat, de domination masculine dans laquelle nous vivons depuis toujours. Il y a cinquante ans, une femme ne pouvait pas signer un chèque sans l’aval de son mari. On vient de cette situation-là. Aujourd’hui, il faut apprendre à nommer les choses et à dire que ces femmes sont tuées parce qu’elles sont des femmes, épouses, conjointes. Pas pour autre chose. Il faut intégrer cette dimension.

– Votre roman est inspiré d’une histoire vraie que vous ne considérez pas comme un fait divers. Pour quelles raisons ?
C’est un fait divers dont on va comprendre qu’il concerne toute la société et pas seulement les personnes impliquées. Il nous interpelle tous en tant qu’organisation humaine: qu’est-ce qu’on fait pour qu’un homme cesse de penser qu’il est autorisé à tuer sa femme ? Cet homme le fait parce qu’il pense qu’il a le droit de le faire, alors qu’il n’aura jamais droit de vie et de mort sur sa femme ou conjointe.

– En France, le terme féminicide n’est pas inscrit dans la loi. La justice serait-elle défaillante ?
En France, les choses claires : quelqu’un qui a commis un féminicide est condamné à au moins vingt ans de prison. Alors qu’auparavant, il écopait de quatre ou cinq ans de prison. Il y a vingt ans, quand Bertrand Cantat tue Marie Trintignant, il est condamné à huit ans de prison et il en fait seulement quatre. Les choses évoluent. On n’oserait plus dire on tue par amour. Il y a beaucoup plus de femmes dans les commissariats qui, généralement, recueillent la parole des victimes, avec l’aide de psychologues sociaux. C’est mieux mais il y a encore du progrès à faire.

«Ceci n’est pas un fait divers», roman de Philippe Besson. Ed. Julliard, 2023.

Photo de couverture : © Maxime Reychman

Cindy Sherman

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Titre

Ceci n’est pas un fait divers

Auteur

Philippe Besson

Éditeur

Éditions Julliard

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