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Intelligences artificielles : Pas de bras de fer !

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Martin Boonen

26 April 2023

Le développement des intelligences artificielles, notamment conversationnelles, va plus que probablement influencer la façon d’enseigner. Bruno Humbeeck, auteur, titulaire d’un Master européen de Recherche en Sciences de l’Éducation, et d’un doctorat en Sciences de l’Éducation à l’Université de Rouen, est aussi un grand spécialiste de la résilience et des situations de rupture. Il met en garde notre système éducatif contre la tentation d’un bras de fer avec les nouveaux outils numériques.

L’Éventail – Quel enjeu revêtent les intelligences artificielles (IA) dans l’enseignement ?
Bruno Humbeeck – L’enjeu est crucial. Ce sont des intelligences artificielles, donc fabriquées sur base d’algorithmes. Qui, au contraire de l’intelligence humaine, n’est pas faite pour toucher son semblable. Elle ne vise pas à susciter ou provoquer des émotions. Une intelligence artificielle peut très bien, par exemple, écrire de la poésie, en appliquant au langage les règles de la construction poétique : rimes, nombres de pieds, hémistiche… Mais faire preuve de poésie, essayer d’affecter l’autre, de créer des émotions et des sentiments, ça, aucune intelligence artificielle n’est capable de le faire, précisément parce qu’elle est artificielle. Il n’est donc pas question de concurrencer sur leur terrain les intelligences artificielles à l’école. Je suis dubitatif, par exemple, quand j’entends des professeurs qui tentent de lutter contre l’utilisation de ces outils pour leurs cours. C’est, à mon avis, contre-productif. Évidemment, les élèves vont utiliser les applications qui sont à leur disposition. Ce qu’il va falloir faire, c’est apprendre et leur apprendre à critiquer les résultats issus des algorithmes. Refuser ces évolutions, c’est nager à contre-courant. Victor Hugo le disait mieux que moi : “Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un” (Les Contemplations, NDLR). Il est donc important de neutraliser l’engrenage qui broie les gens. Cela veut dire que si l’on garde les mêmes critères d’évaluation, si on ne stimule pas une réflexion autour de ce matériel, on va passer à côté de ce qu’il peut nous apporter.

Bruno Humbeeck, auteur, titulaire d’un Master européen de Recherche en Sciences de l'Éducation, et d'un doctorat en Sciences de l'Éducation à l’Université de Rouen, spécialiste de la résilience et des situations de rupture © DR

– Comment l’enseignement peut-il éviter d’entrer en concurrence avec ces nouveaux outils ?
Quand Wikipédia est arrivé, les universités se sont retrouvées face à un concurrent absolu. Même si cet outil a des failles, la sommes de ses connaissances sera toujours supérieure à celle de n’importe quel professeur, assistant, être humain, que les élèves auront jamais en face d’eux. Quand s’est développé l’usage de l’ordinateur dans les auditoires universitaires, les étudiants ont bien évidemment commencé à faire tout autre chose que de suivre le cours. C’est parfaitement naturel. Il fallait donc soutenir par de nouveaux moyens l’attention des élèves. L’une des miennes était de les prévenir que j’allais, durant le cours, dire deux erreurs énormes. Je les prévenais que ceux qui les trouveraient obtiendraient d’office six points de plus à l’examen. Ils suivaient donc tous le cours pour débusquer les erreurs que j’allais commettre. Cela marchait donc bien… si on passait la frustration de voir les étudiants trouver bien plus que les deux erreurs annoncées (rires). Cela prouvait qu’ils faisaient une utilisation active et éveillée de Wikipédia pour contrôler la validité de l’information que je leur donnais. L’étape suivante était de questionner et vérifier le contenu de Wikipédia. Il s’agissait de stimuler l’esprit critique, un enjeu majeur de la formation universitaire à notre époque. Faire en sorte que les élèves acquièrent une culture du doute. Les limites actuelles des intelligences artificielles sont qu’elles ne touchent pas notre sensibilité et ne cultivent pas la culture du doute. Ces deux limites sont plutôt une bonne nouvelle pour l’enseignement, puisque cela vient rapatrier dans les objectifs pédagogiques des professeurs ces deux enjeux de l’éducation que sont l’émotion et la critique intellectuelle.

© DR/Shutterstock.com

– Le rôle de l’école va-t-il évoluer ?
Le monde de l’entreprise a peut-être un peu d’avance sur le monde de la pédagogie à ce sujet, où l’on parle volontiers de phygitalisation (contraction de “physique” et de “digital”) et où il ne s’agit pas de mettre en concurrence l’Homme et le digital, mais bien de rassembler le meilleur de l’un et de l’autre. Il s’agit d’accompagner une avancée technologique avec une avancée humaine. Les développeurs de jeux vidéo essaient toujours de décrire leur réalisation comme interactive. Mais un enfant face à un écran n’interagit pas. Il ne peut le faire qu’avec un autre enfant. Et, à deux, ils peuvent le faire avec l’aide d’un jeu vidéo. Mais l’interaction ne naît pas du jeu vidéo lui-même. Cela reste le même principe de ne pas opposer l’humain à la machine, mais de mettre l’action humaine en perspective avec celle de la machine. Si un élève fait rédiger un texte par une intelligence artificielle, ce n’est pas le texte qu’il faut noter, mais le questionnement critique de l’élève face au texte produit et l’exercice demandé. Et c’est en fait la clé de l’esprit scientifique.

© DR/Shutterstock.com

– Va pour l’esprit scientifique ! Mais $quid$ de la sensibilité artistique, par exemple ?
Le mouvement qui fait que vous êtes touché par une œuvre, même produite par une machine, est un mouvement qui vous appartient, et il n’appartient pas à la machine. On peut, par exemple, parler de paysage émouvant. Mais le paysage en lui-même n’a rien d’émouvant. C’est ce qu’il remue en vous qui le rend émouvant. C’est votre regard qui le rend émouvant. Malevitch ne suggère pas autre chose quand il peint Carré blanc sur fond blanc. Il fait le pari que le regard du spectateur fera d’une œuvre techniquement très simple, une œuvre d’art. Et si Malevitch était passé par une machine pour peindre son tableau, cela ne changerait rien. Il aurait fallu qu’un humain la programme et qu’un humain la regarde pour faire naître de l’art. Deux machines, face à face, n’en seront jamais capables. La question de l’émotion est centrale. Cette sensibilité est l’enjeu au cœur de toutes les formes de pédagogie, parce que c’est elle qui permet le vivre-ensemble et la vie avec ses semblables.

© DR/Shutterstock.com

– Les enseignants sont-ils prêts à accueillir cette évolution ?
Non, ils ne sont pas prêts. Et ils ne le seront pas tant qu’on cristallisera le débat autour du “pour” et du “contre”. Et il faut les accompagner. Trop souvent, on laisse les professeurs se débrouiller, se dépatouiller avec ces questions et ces enjeux. La formation des enseignants doit évoluer, et évoluer vite, de plus en plus vite, parce que c’est ainsi que la société avance. Il n’est plus possible de voir des adultes du XXIe siècle enseigner à des enfants du XXIe avec des méthodes du XVIIIe. Ce n’est plus tenable ! Les enfants, grâce aux nouvelles technologies de l’information, ne sont plus des “récipients” à remplir de savoir, mais des consciences à éclairer. Face à ce constat, il faut déplorer que les enseignants soient si peu accompagnés. Dans un monde qui bouge, il faut une école qui change. Mais l’école est un mammouth et il faut réussir à faire courir ce mammouth… sans le faire chuter, car ce serait une véritable catastrophe ! Il faut être prudent sans être trop lent. Mais méfions-nous : si l’enseignement, tel que nous le connaissons, se lance dans un bras de fer frontal avec les nouvelles technologies, il n’est pas sûr de le gagner.

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