Les géants des mers dans l’esthétique moderne

Les premières constructions sont toujours magistrales. Surtout quand ces merveilles représentent une avancée architecturale, économique, militaire, technologique et socio-culturelle. C’est ce que nous invite à (re)découvrir le beau livre Paquebots, centré sur l’épopée de ces fleurons d’ingénierie qui ont fasciné les architectes, les photographes, les peintres, les affichistes, les réalisateurs et les créateurs de mode de l’entre-deux-guerres. L’exposition inaugurale au Musée d’arts de Nantes a désormais cédé sa place au MuMa du Havre, continuant de mettre en lumière cette nouvelle esthétique moderniste, avec en figure de proue le Normandie, symbole de modernité. Les ports de Nantes-Saint-Nazaire et du Havre sont tout aussi importants dans l’histoire de ces machines à habiter, représentant l’unique moyen de relier la vieille Europe aux États-Unis au début du XX^e siècle, avant l’arrivée de l’aviation commerciale.

Transatlantique, le grand voyage

Paquebots retrace ainsi cet âge d’or des croisières de 1913 à 1942. L’ouvrage porte, à l’image de l’exposition, une attention particulière sur leurs multiples facettes, captant l’atmosphère “des traversées transatlantiques où se mêlent luxe, rencontres et exils”. Les œuvres des artistes européens et américains propulsent ces navires d’exception, comparés à des “villes flottantes” depuis Jules Verne, en véritable défi contemporain. L’objet même est source d’inspiration. En première ligne, l’attirance obsédante de Le Corbusier. “Si l’on oublie un instant qu’un paquebot est un outil de transport et qu’on le regarde avec des yeux neufs, on se sentira en face d’une manifestation importante de témérité, de discipline, d’harmonie, de beauté calme, nerveuse et forte.” En architecture encore, le casino La Pergola de Robert Mallet-Stevens à Saint-Jean-de-Luz et la villa E-1027 d’Eileen Gray à Roquebrune-Cap-Martin incarnent le mouvement Streamline au fameux “style paquebot”. Au fil des pages, les chapitres examinent les bouleversements sociopolitiques, de la crise économique de 1929 à la montée des tensions de la Seconde Guerre mondiale, tout en abordant la riche histoire de la French Lines & Compagnies.

Compositions modernes et protéiformes

Les affiches publicitaires représentent des pièces maîtresses, façonnant cette quintessence de l’art de vivre sur l’océan. Celle du Normandie de Cassandre se fait le porte-étendard dans sa démonstration de puissance et d’élégance. Tout comme celles de Jean Auvigné, Kay Stewart et Albert Fuss. Ailleurs, la “boîte en valise” de Marcel Duchamp rend compte de ses dix-neuf traversées en mer, quand les photographies en gros plan d’André Kertész ou de Roger Schall sur les chantiers navals, prises sous tous les angles, accentuent la démesure. Il en va de même en peinture. Fernand Léger, Albert Gleizes ou Christopher Nevinson combinent, juxtaposent et stylisent tous ces éléments entre figuration et abstraction.

Place ensuite à la vie à bord à travers les décors fastueux des restaurants, des salles de spectacle et des espaces de circulation d’une troublante profondeur de champ. L’engin industriel révèle ainsi l’ampleur de sa beauté, jusqu’à la mode et aux tenues d’avant-garde des passagères. Le cinéma et la poésie complètent l’ensemble, témoignant de tout son paradoxe avec des images des films de Charlie Chaplin, Leo McCarey et Lewis Milestone, et des extraits de textes de Colette et de Blaise Cendrars. Près de trois cents pages d’évasion, de rêve, d’inventivité, de créativité et d’histoire qui marquent les dernières grandes traversées en mer.

Photo de couverture : Jean-Émile LABOUREUR, Le Roulis transatlantique, 1907, huile sur toile, 55 x 55,6 cm. Nantes, Musée d’arts de Nantes © Musée d’arts de Nantes, photo : C. Clos