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Corinne Le Brun

08 January 2019

Eventail.be - Le mouvement « Place publique » a-t-il la vocation d'être un parti politique ?
Raphaël Glucksmann - Non. Mais il est un mouvement éminemment politique, destiné à agiter des idées, à peser sur le débat public. « Place publique » n'est pas une écurie électorale qui fabriquera une liste de plus aux élections européennes dans un paysage qui est déjà extrêmement fragmenté. L'idée c'est de repartir des initiatives qui existent déjà. Cette vague sur l'écologie, les coopératives agricoles, les élus pour des démocraties locales plus directes existe partout en France et en Europe. Le problème réside dans le fait que ces initiatives ne tissent pas de lien entre elles, elles restent dans des couloirs. L'idée c'est de créer une « maison » commune à partir de ce qui existe déjà, afin de réhabiliter la dimension publique de notre existence.

© Clément Mahoudeau  

- Comment fait-on pour amener ces expériences locales au niveau national et global ?
- Le changement d'échelle, la mise en commun de toutes ces expériences permettront de développer des solutions au-delà des initiatives locales. Si cela reste au local, cela n'empêchera pas le triomphe des Matteo Salvini, c'est-à-dire la fin de la démocratie libérale, ni l'irréversibilité de la dérive climatique selon le GIEC. Si on n'a pas de réponse globale, on va dans le mur. En un mot, je dirai : « Act local, act global ».

© Olivier Marty/Allary Editions 

- Comment expliquez-vous l'échec cuisant de la gauche progressiste française à laquelle vous appartenez ?
- Pour qu'une parole de gauche progressiste soit audible, il faut commencer par examiner de manière sincère ses propres erreurs dans son logiciel philosophique. C'est ce que je fais. Je ne m'exclue pas des critiques. La société va mal et j'ai contribué à l'impasse dans laquelle elle se trouve. Si on a été aussi pitoyable aux élections, c'est parce que, à un moment, vous-même vous êtes trompé de chemin. Benoît Hamon n'a pas été compris parce qu'on a un problème de fond : la parole de gauche n'est plus crédible. On a tellement parlé du « vivre ensemble » alors qu'on vit séparés.

© Ava du Parc, Julien Mignot, Martyna Pawlak et Thomas Tissandier 

C'est une farce. Tout le discours s'effondre. On a vidé les mots de leur substance. Pour retrouver le sens, il va falloir repartir du terrain. L'élection s'est déroulée beaucoup trop tôt, notamment pour enchaîner sur la formation d'un nouveau parti politique. Il faut travailler, repartir du terrain et retourner à la bibliothèque. Il faut redonner du sens aux mots employés par la gauche auxquels plus personne ne croit. Cela suppose d'abord d'avoir conscience des erreurs et mensonges qu'on a faits. Puis, mettre ces mots ensemble et en faire un récit qu'il faut aller défendre auprès des citoyens.

 
© Olivier Marty/Allary Editions 

- Comment réhabiliter concrètement le « vivre ensemble » ?
- Qu'on arrête des discours articulés sur une forme de reconnaissance des minorités, des identités. On se doit, réellement, de réhabiliter la notion de citoyen, rétablir une forme de contrat social et de contrainte sociale. Cela passe par l'obligation d'une mixité sociale et culturelle, l'obligation du service civique. On doit sortir de l'idée qu'on peut fonder une société si un jeune, qui naît à Trappe, dans le 7e arrondissement de Paris et en zone périurbaine en Picardie, à aucun moment de leur vie ne se croisent. La mixité n'est pas naturelle. Il faut l'imposer. Des leviers existent : par exemple rétablir le service militaire, pour lutter contre la constellation de lieux d'entre soi, restaurer l'autorité de la République contre les intérêts particuliers. Cela suppose qu'on rétablisse l'idée que la politique peut transformer la société, face à une telle habituation à l'impuissance politique.

 
© Ava du Parc, Julien Mignot, Martyna Pawlak et Thomas Tissandier

- Dans quel « vide » vivons-nous ?
- L'enfant de cette génération qui est la mienne est préoccupée par le bonheur, l'épanouissement personnel. On est le produit du vide, on est entouré et habité par le vide. On est les enfants d'Instagram, des selfies, du culte du bonheur personnel, au détriment des livres de philosophie politique que l'on pourrait acheter dans les librairies. Ce qui nous manque comme horizon, c'est la collectivité. On est passé de Sartre à un coach en développement personnel. D'où la tragédie d'un univers d'individus qui se prennent tous eux-mêmes pour horizon de leur propre existence et ça c'est une société qui ne peut pas aller bien.

- Vous êtes fils de philosophe. Que vous a légué votre père dans votre position d'intellectuel ?
- Ce n'est pas dans les gènes (sourire). Mon père (le « Nouveau philosophe » André Glucksmann, décédé le 10 novembre 2015, NDLR) est la personne que je respecte le plus au monde. On ne part pas du même endroit. Lui partait d'un monde où l'individu ne pouvait pas respirer, penser librement. Il était enserré dans des mythes, des dogmes. Toute sa vie, sa quête était de briser des chaînes. Et moi, j'ai un besoin inverse : toute ma vie, je chercherai à retisser des liens. On a tous les deux la même préoccupation: mener une vie politique digne mais le chemin est nécessairement différent. Lui et moi, avons l'exigence absolue de sincérité. On aurait dû avoir ce dialogue-là ensemble, mais j'ai mis trop de temps à mûrir assez pour formuler ce rejet d'héritage qui était naturel de génération à génération. Ce livre-là, je n'aurais pas pu l'écrire il y a sept ans et, du coup, on n'a pas eu le dialogue qu'il aurait fallu qu'on ait. Quand j'ai commencé à pouvoir le mener, mon père était déjà malade.

 

Les enfants du vide. De l'impasse individualiste au réveil citoyen
Raphaël Glucksmann,
Allary Editions
www.place-publique.eu

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