Phyllis Lambert, la femme qui a fait des architectes

Issue de la famille Bronfman qui a fait fortune dans la distillerie, l’immobilier, le pétrole, le gaz et la biochimie, Phyllis reçoit une éducation qui privilégie les Arts, ce qui lui permet de développer ses talents de dessinatrice mais aussi de sculptrice, exposant ses premières œuvres à l’âge de onze ans dans des manifestation chapeautées notamment par l’Académie royale des Arts du Canada ! Son cheminement la conduit vers l’architecture dont elle apprendra l’histoire à New York, une orientation qui déterminera toute sa vie.

Le 17 mai 1949, elle épouse Adolphe Lambert et le couple s’installe à Paris, une ville qu’elle ne quittera pas, même après le prononcé de son divorce en 1954. Elle continue à sculpter en solitaire dans son atelier mais le déclic décisif ne va pas tarder à se produire puisqu’elle prend la plume afin de s’opposer, en 1954 également, à un projet architectural pharaonique visant à donner à la compagnie familiale Seagram Ltd un nouveau quartier général à New York. Elle n’a que vingt-sept ans mais n’a pas froid aux yeux. À travers les huit pages d’un plaidoyer bien ficelé, elle parvient à faire fléchir son milliardaire de patriarche qui finit par abandonner le projet initial. Sensible aux arguments de sa fille, Samuel Bronfman la charge de gérer le dossier. Après six semaines de recherches et de cogitation, Phyllis lui présente Ludwig Mies van der Rohe. Cet architecte allemand, chef de file du modernisme et dernier directeur du Bauhaus, a fui le nazisme et a migré vers les États-Unis où il dirige à l’époque l’Institut de Technologie de l’Illinois. Le choix de la jeune femme est adoubé et l’intéressée s’enthousiasme. Elle apprend sur le tas avant de suivre un cursus à l’Université de Yale et d’intégrer ensuite l’Institut supervisé par Mies, qui devient bientôt son mentor. Non contente de gérer le programme culturel du Seagram Building, elle dresse les plans du Centre Saidye Bronfman de Montréal, nommé ainsi en l’honneur de sa mère.

Architecte, autrice, photographe, sculptrice, collectionneuse et militante

Dix ans plus tard, en 1973, elle trouve un nouveau cheval de bataille et accepte de se battre aux côtés d’amoureux du patrimoine qui refusent de voir disparaître les belles demeures des quartiers anciens de Montréal. Elle va jusqu’à acheter Shaughnessy House, une bâtisse datant de 1874, afin d’éviter sa démolition. L’édifice accueille bientôt un musée, partie intégrante du Centre Canadien pour l’Architecture qui va se doter d’un complexe dont la construction s’étalera entre 1985 et 1989 sous la houlette de Peter Rode et de Phyllis Lambert. Créé pour démontrer l’importance sociétale de l’architecture, l’institution comprend un théâtre, une bibliothèque, des laboratoires de restauration, des salles de conférences et un pôle d’études dédié à l’urbanisme et, comme de bien entendu, à l’architecture elle-même, cet art dont les formes charpentent la vie de nos contemporains en leur offrant un environnement de qualité. Il est alimenté par un portefeuille de 750 000 actions de la compagnie offert par Phyllis. Si son intérêt la pousse à participer à de grands projets comme la rénovation de l’Hôtel Millenium Biltmore à Los Angeles, elle tient à investir dans la réhabilitation de maisons d’habitation communautaire destinées aux faibles revenus, de façon à toucher toutes les strates de la population, dans un souci d’amélioration du cadre de vie.

Docteur honoris causa dans près de vingt-six universités, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, Phyllis Lambert a été élevée au rang d’Officier des Arts et des Lettres de France en 1992 et a reçu une quantité impressionnante de prix prestigieux, notamment le Lion d’or lors de la 14^e Biennale de Venise en 2014. À 98 ans, celle que l’on considère comme une pionnière de la transition vers le postmodernisme, continue de voyager afin de découvrir les nouveautés architecturales, n’hésitant pas à dézinguer les bâtisseurs de “prisons”, contemplant avec satisfaction les innovations et autres réussites qu’elle immortalise et poste subito sur Instagram à l’aide de son téléphone rose. Car on peut ajouter la photographie à la longue liste des activités de Phyllis Lambert. Cette discipline l’oblige à cadrer et à mettre en valeur une partie spécifique d’un building, mais aussi à rechercher l’impact de la lumière qui glisse, ombrage ou éclabousse les immeubles et monuments choisis. Les expositions de ses prises de vue et ses livres détaillent sa pensée et ses théories. Ses photos apparaissent comme le couronnement d’une vie au service de l’architecture qui avait commencé de façon détournée par une collection de dessins des XVI^e, XVII^e et XVIII^e siècles constituée au début des années 1950, dans sa jeunesse !

Photo de couverture : © Fonds Phylliss Lambert, Gracieuseté CCA