Martin Boonen
11 July 2025
Si vous pensez, en passant les portes de l’ancienne auberge du XVIIIe siècle, place Saint-Géry, où le chef Elliott Van de Velde a installé Entropy, entrer dans un restaurant, vous vous trompez. Enfin, non. Entropy est bel et bien un restaurant. Un des meilleurs restaurants végétariens de la ville, voire du pays, qui plus est. Mais ce n’est pas seulement un restaurant. C’est aussi le bras armé de l’ASBL Hearth Project, fondé par le chef et son épouse Adeline Barras.
DR/Entropie/Hart project
DR/Entropie/Hart project
Cette structure lutte contre le gaspillage alimentaire et la précarité sociale en permettant à chaque repas consommé de financer un repas pour une personne dans le besoin. Hearth Project est née d’une prise de conscience frappante d’Elliott Van de Velde face aux quantités astronomiques de nourriture gaspillée dans l’industrie alimentaire. En 2018, lors d’une campagne de sensibilisation, il découvre qu’en une seule journée et dans un seul magasin, il était possible de récupérer 134 kg de nourriture destinée à être jetés.
De chef-kok, in 2025 uitgeroepen tot Jonge Brusselse Chef van het Jaar door Gault&Millau, en zijn vrouw Adeline Barras © DR/Entropy/Hearth Project
Cette révélation constitue le déclic qui déclenche la création de l’ASBL. La mission de Hearth Project se décline en trois axes principaux : d’abord la prévention du gaspillage alimentaire (qui passe par la récupération des invendus du secteur B2B et leur transformation en repas, ensuite un impact social tangible (assuré par la distribution de repas de qualité aux associations caritatives bruxelloises), et enfin la formation et la sensibilisation, destinées à éduquer simultanément le grand public et les acteurs du monde corporatif aux enjeux du gaspillage alimentaire.
Hearth Project s’appuie sur un écosystème soigneusement structuré de partenaires, collaborant avec de nombreuses associations caritatives bruxelloises telles que Kamiano (le restaurant social de la Communauté Sant’Egidio), L’Îlot (un centre d’hébergement d’urgence), La Samaritaine (le comité de défense du droit au logement), ainsi que les Sœurs de Mère Teresa, Douche Flux, Pierre d’Angle, Nativitas (centre d’accueil), et les Restos du Cœur. Cette synergie avec le tissu associatif assure une distribution ciblée et efficace des repas auprès des personnes en situation de précarité alimentaire : sans-abris, familles monoparentales, réfugiés et étudiants.
DR/Entropie/Hart project
DR/Entropie/Hart project
En mai 2022, l’ASBL a inauguré le Hearth Project Hub, premier espace bruxellois dédié à la lutte contre le gaspillage alimentaire. Situé place Saint-Géry, ce tiers-lieu multifonctionnel regroupe un atelier de production de repas destinés aux associations caritatives, des ateliers pédagogiques axés sur la démarche zéro déchet, une conserverie fine chargée de commercialiser les produits transformés, ainsi que des espaces consacrés à la formation et à la sensibilisation du public.
Selon les données les plus récentes, l’organisation a accompli des performances remarquables en récupérant plus de 300 tonnes d’invendus sauvés depuis 2019, permettant la distribution de plus de 200 000 repas sociaux aux associations partenaires. Cette action sociale est soutenue par un réseau dynamique de plus de 300 bénévoles mobilisés dans le projet, qui assure la livraison constante de 100 à 150 repas par semaine à des associations caritatives bruxelloises. Ces chiffres illustrent non seulement l’ampleur de l’engagement social de l’organisation, mais aussi sa capacité opérationnelle exceptionnelle à transformer un problème environnemental en solution sociale concrète.
Mais alors, Entropy, dans tout ça ? Entropy est le restaurant gastronomique de Hearth Project, dont le chef est évidemment Elliott Van de Velde lui-même. Le restaurant participe naturellement à la mission de lutte contre le gaspillage alimentaire de l’ASBL, mais joue également le rôle de bras armé pour l’organisation. Entropy est en effet la première ressource financière de l’ASBL. L’autofinancement par le restaurant permet à Hearth Project de maintenir une indépendance financière et de développer ses activités sans dépendre exclusivement des subventions publiques ou des dons privés. Cette autonomie garantit la pérennité du projet social sur le long terme. C’est donc bel et bien la gastronomie, forme de restauration élitiste trop souvent réservée à une clientèle privilégiée, qui permet à l’ASBL de vivre.
DR/Entropie/Hart project
DR/Entropie/Hart project
Avec ce long préambule, on comprend mieux le dessein d’Entropy. Mais être militant, c’est une chose. Proposer une cuisine gastronomique de l’excellence en est une autre. Autrement dit : à quel point les idéaux du chef arrivent-ils à servir sa cuisine ?
Elliott Van de Velde répond à cette question sans détour et de la plus belle des façons : dans l’assiette. Le menu de cet été se décline en sept services (sans compter les amuses-bouches) et donne un large aperçu des talents du chef. Rien qu’à la lecture, on peut déjà apprécier son souci de proposer une cuisine intelligente et véritablement réfléchie. La saisonnalité des produits n’est évidemment pas négociable (et quand on a son propre potager urbain comme chez Entropy, c’est presque plus une obligation qu’un choix). C’est ainsi que, le soir de notre venue nous avons eu droit à des asperges, des petits pois et même aux premières cerises de la saison. Évidemment, travailler avec les saisons est une gymnastique qui peut être très stimulante pour les chefs, mais aussi frustrante puisque, par définition, tous les produits ne sont pas disponibles toute l’année. Qu’à cela ne tienne, Elliott Van de Velde contourne le problème en ayant recours à tout l’arsenal de conservation naturelle “low tech” que nos cuisines ancestrales ont développé : le séchage ou la lactofermentation… ou bien d’autres méthodes, bien moins communes chez nous comme le koso, une technique de fermentation japonaise qui permet de créer des sirops de fruits crus et fermentés. On retrouve cette technique dans la première entrée “Naturalité” (petits pois, haricots verts et beurre, koso de fraise, crémeux de pois cassés, bourrache).
DR/Entropie/Hart project
DR/Entropie/Hart project
L’autre grande force d’Elliott Van de Velde, c’est d’opter pour des techniques de cuisines douces et respectueuses des caractéristiques des produits qu’il cuisine. Là où, par exemple, Aurélie d’Hollander, chez Frondes, propose (avec brio) des cuissons assez fortes pour aller chercher la caramélisation des sucs (et la fameuse réaction de Maillard, chère aux viandards) et donner du corps et de la puissance à ses légumes, Elliott Van de Velde préfère lui jouer une partition moins intense, jouant volontiers sur les aspects végétaux et chlorophyllés de ses produits. Coup de cœur par exemple pour l’asperge en macération de lambic, dont l’acidité vineuse de cette bière typiquement bruxelloise vient donner une tension à un légume à la cuisson si onctueuse. Ici, on ne maquille pas, on ne travestit pas, surtout, on ne dénature pas. Et si cette approche du respect de la naturalité des produits peut paraître spontanément plus simple, elle est au contraire éminemment plus complexe. Les préparations et les assaisonnements sont pensés pour souligner, appuyer, compléter, assortir, les goûts et les saveurs. La cuisine d’Elliott Van de Velde est donc émulsion, huile, infusion, réduction… Il sait que les huiles ont cette capacité à capturer, puis conserver et enfin transmettre les goûts et les saveurs, que les infusions, les diluent puis les diffuses, que les poudres de légumes, de fleurs ou d’épices condimentent et assaisonnent… Mais tout cela demande un abattage en cuisine qui force l’admiration. Chaque assiette du menu comporte, trois, quatre ou cinq préparations différentes. Toutes millimétrées. Et puis, engagement écologique oblige, chez Entropy, on ne jette rien : les fanes de radis deviennent des huiles aromatiques, la peau de courge se transforme en tepache (boisson fermentée mexicaine traditionnelle habituellement issue de la fermentation de l’ananas), les épluchures servent à confectionner des poudres et les parures végétales créent des mousses délicates…
DR/Entropie/Hart project
DR/Entropie/Hart project
Les services s’égrènent à un rythme idéal, développant un menu qui monte en puissance. Après “Naturalité” et “Développement” (asperges en macération de lambic et rôties, premières cerises, capucine farcie aux graines, réduction d’agrumes en lactofermentation), viennent “Terroir” (chou rave en juxtaposition de cuisson et binchotan, écume de miso, praliné noisette, jus d’herbes et ortie) et “Transparence“ (oignons rouges confits, oignons blancs croquants, mousseline de poireau au koji, infusion et caramélisation au marc de café). Avant le duo de desserts arrive le fromage. Mais puisque Elliott Van de Velde est un bourreau de travail, vous ne verrez jamais arriver à table l’épuisant plateau de fromage au cérémonial parfois un peu pesant mais plutôt une préparation fromagère véritablement cuisinée tout en légèreté ! Quant aux desserts, “Souvenir d’enfance” (riz au lait de quinoa, chicorée et ail noir, glace au foin) et “Coquin” (bavarois aux fraises et betterave, glace à la sarriette, tuile rhubarbe) ils maintiennent la ligne végétale du menu, tout en apportant une vraie gourmandise absolument savoureuse sans tomber dans le piège de la sucrosité excessive. Une nouvelle fois, on évolue sur un fil. On quitte la table sur les mignardises “Monochrome” (concombres, tomate verte, sorbet verveine et tagète, eau de tomate, gel noblesse) qui viennent donner un grand coup de fraîcheur en toute fin de repas.
DR/Entropie/Hart project
DR/Entropie/Hart project
En parlant de fraîcheur, les vins qui accompagnent le menu suivent la ligne éditoriale de la maison. Dans toutes les couleurs, ils sont frais, affichent des notes de fruits frais, jouent moins sur les extractions intenses mais plutôt sur le registre de la délicatesse. Mention spéciale au Samtavisi Marani, un vin orange géorgien élevé en amphore, millésime 2021, qui faisait particulièrement bien l’affaire avec la deuxième entrée “Développement” (asperges en macération de lambic et roties, premières cerises, capucine farcie aux graines, réduction d’agrumes en lactofermentation) ou ce Amori, un gamay en vendanges tardives du domaine Incipit qui accompagnait “Transparence” (le plat principal).
DR/Entropie/Hart project
Et si la sélection des vins est très soignée, ce sont sans doute les propositions sans alcool qui nous ont fait la plus grande impression. Là aussi, le travail est inimaginable : avec “Développement” thé vert, sirop de poivre, citron noir et kéfir, avec “Terroir” thé fumé, Cascara, jus pomme-sureau, avec “Coquin” infusion fruits rouges, kombucha betterave et fraise, avec “Monochrome” thé jasmin-hydromel, agastache anisée… mais celui dont le souvenir nous restera le plus durablement sur le palais est sans hésitation possible ce kvas (bière de pain) au sirop de magnolia. Avec ces boissons faites sur-mesure pour le menu, l’exercice ne consiste plus à trouver quel est le vin existant qui accompagnera le mieux telle ou telle préparation mais d’inventer la boisson idéale. L’effet est bien souvent saisissant et à le résultat à la hauteur en termes de complexité, de fraîcheur… et de plaisir, tout simplement.
DR/Entropie/Hart project
En définitive, on quitte Entropy avec le sentiment que l’engagement sans compromission d’Elliott Van de Velde rebat les cartes de la gastronomie. Tout en maintenant des idéaux sociaux et environnementaux très exigeants, il prouve que la recherche des goûts et des saveurs ne justifie ni les produits de luxe qui viennent du monde entier et à toutes les saisons, ni le gaspillage alimentaire. Avec Elliott Van de Velde, la gastronomie cesse de se regarder le nombril et devient un moteur de changement. Évidemment, ces idéaux ne sont rencontrés qu’au prix d’un travail ébouriffant, mais croyez-nous, chez Entropy, celui-ci paie à chaque bouchée.
Restaurant
Entropy
Adresse
Place Saint-Géry, 22
1000 Bruxelles
Réservations
Sur internet
Advertentie
Advertentie