Corinne Le Brun
24 September 2025
Skender (Niels Schneider) est un vétéran de la guerre de Yougoslavie devenu mercenaire. Détruit par ce qu’il a vécu, il s’éloigne de sa femme (Deborah François) et ses deux enfants. Max (Ramzy Bedia), son mentor frère d’armes, lui, a retrouvé un sens à sa vie comme majordome auprès de Madame (Linh-Dan Pham). Veuve fortunée et oisive, férue de chasse et de molosses, elle vit isolée du monde dans sa riche demeure. Elle confie à Max le soin d’organiser une chasse à l’homme dans son domaine des Carpates. Skender sera le gibier, en échange d’une somme d’argent colossale. Trois personnages sont reliés par un contrat cynique, amoral, monstrueux, passé à l’initiative de Madame prête à tout pour le réaliser.
– Est-ce plus facile d’adapter au cinéma son propre roman ?
– C’est plus dur car on s’attache à des choses anecdotiques, souvent pour des raisons personnelles. On les enlève à juste titre parce que, dans un film, elles n’ont pas lieu d’être. Les digressions enrichissent un peu dans un livre mais, dans un film, on doit tenir un cap, une ligne, un rythme et donc on est lancé dans cette aventure avec toutes les difficultés que cela suppose. Ecrire un livre ou un scénario, ce n’est pas du tout la même chose. Donc là, c’était plus compliqué de couper ces éléments qui me paraissaient importants alors qu’ils ne l’étaient pas. Il m’a fallu du temps avant d’accepter de les retirer.
– Vous avez convoqué des nouveaux acteurs
– À chaque fois, ce sont de nouveaux personnages et donc, à priori, d’autres acteurs, parfois. Pour le personnage de Skender (Niels Schneider, ndlr), j’aurais peut-être pu envisager Guillaume Gouix qui jouait dans Chez nous ( 2017 ) mais je le trouvais un peu gentil par rapport au personnage. Niels Schneider porte cette espèce d’ambiguïté qu’il a entre quelque chose de très angélique, très doux, très gentil, très à l’écoute avec ses enfants et, en même temps, il a une espèce de braise qui brûle en lui avec un regard extrêmement noir et une violence qui peut exploser à tout moment. À la fois, il fait peur à sa femme et, elle, ne peut pas s’empêcher de l’aimer, pourtant. Ramzy Bedia, dans le rôle de Max, s’est imposé de façon évidente parce qu’il a quelque chose qui m’évoque les personnages de tragédie où le héros sait que son destin est là, que la mort est au bout. Il y va, malgré tout. Il y a quelque chose d’homérique en lui.
© David Koskas Bizibi
– Et Déborah François ?
– J’ai fait tourner beaucoup d’actrices belges mais jamais Déborah François. Il y a quelques années, on avait partagé le désir de travailler ensemble. Les actrices belges ont la particularité de ne pas se prendre la tête : elles attrapent le rôle et tout de suite elles l’incarnent et lui donnent quelque chose de très dynamique, énergique. Elles foncent. C’est très agréable pour un réalisateur d’avoir cette capacité d’incarnation très forte tout de suite. J’ai l’impression que Déborah est une actrice sans limites, comme l’était Émilie (Dequenne, que Lucas Belvaux a dirigé dans Pas son Genre (2014) et dans Chez Nous en 2017, ndlr). Ce sont des actrices entières. Déborah a quelque chose de plus hargneux qu’Emilie, dont je garde un souvenir plus solaire, plus lumineux. Déborah a ce je-ne-sais-quoi dans le regard qui apparaît fort dans le film. C’est vachement bien car j’avais envie de cette dureté-là.
© David Koskas Bizibi
– Les trois personnages sont viscéralement tourmentés. Pour quelles raisons ?
– Ils ont des enfances épouvantables. Ils ne peuvent pas se construire en tant qu’être humain normalement parce qu’ils ont connu de la vie que ce qu’il y avait de plus horrible. Madame est abandonnée, vendue, elle n’a rien choisi de sa vie et elle n’a pas d’enfance. Le personnage de Ramzy a connu l’expérience de la guerre mais probablement, aussi, une enfance et une adolescence violente. Même chose pour le personnage de Skender qui a vécu la guerre à Sarajevo et la déchéance, après. Ils n’ont connu que la violence et que ce que la vie avait de dur, de pas beau. C’est un film d’apprentissage à l’envers. Généralement, ce sont les enfants qui, une fois adolescents, découvrent que la vie n’est pas toute rose. Les trois personnages du film découvrent que la vie n’est pas que dure, elle peut être belle aussi. Une sorte d’épiphanie où tout à coup ils ont la révélation que la vie a quelque chose de beau, lumineux et humain. C’est un film noir, à la Soulages. Du noir avec de la lumière de l’homme, y compris dans le livre. J’ai voulu réaliser un film lumineux.
– Il est surprenant qu’une femme organise une chasse à l’homme
– Il n’y a pas de raison que ce ne soit pas une femme qui fasse le méchant, de temps en temps. Je trouvais que c’était un beau rôle et qu’il était plus important, plus intéressant d’avoir une femme. Qu’est ce qui fait qu’un être humain puisse avoir envie d’en tuer un autre, à part une espèce de folie pure qui ne m’intéressait pas. Et donc à partir du moment où c’est une femme, il y avait un cheminement qui était différent, plus singulier, plus complexe et probablement plus juste aussi. Il y a quelque chose de l’ordre de la vengeance, pas que personnelle, mais plus profonde, plus surprenante qu’avec des mecs auquel on s’attend probablement plus. J’ai vu Linh-Dan Pham dans Indochine de Régis Wargnier (1992) qui était son premier film. Elle était une pianiste magnifique dans De battre mon cœur s’est arrêté (Michel Audiard, 2005). On s’est croisés quand j’étais acteur dans Pars vite et reviens tard (Régis Wargnier, 2007). Linh-Dan Pham vit et a principalement tourné à Londres. Quand il a fallu trouver une actrice de cette origine (franco-vietnamienne, ndlr) et de cet âge-là – il n’y en a pas tant que ça -, je me suis dit que Linh-Dan Pham avait cette double nature qui peut être très drôle et, en même temps, très dominante et presque dure.
– On ne voit pas la guerre. En revanche la guerre des classes est bien présente
– La lutte des classes est au cœur du film. Dans notre société, on parle tout le temps d’argent. On sait ce qu’il fait aux gens comme ce que la guerre fait aux hommes. La folie de Madame n’est possible que parce qu’elle a beaucoup d’argent comme Elon Musk. Sans argent, il ferait beaucoup moins de mal.
Photo de couverture : © David Koskas Bizibi
Film
Les Tourmentés
Réalisation
Lucas Belvaux
Distribution
Niels Schneider, Ramzy Bedia, Déborah François
Sortie
En salles à partir du 24 septembre
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