Corinne Le Brun
29 October 2025
Eventail.be – Quel a été le déclic qui vous a amené à publier ce nouvel album ?
Matthieu Ricard – Il est l’aboutissement de soixante-cinq ans de photographies. Mais les photos sont récentes parce qu’au bout du quinzième livre, il ne faut pas se répéter. Cet album, c’est un peu la réalisation d’une vision du monde, la manière de le traduire en images en jouant avec la lumière, la symphonie chromatique, la figure libre. L’art photographique, c’est l’œil qui s’est éduqué pendant plus de six décennies. Et donc, on se livre à une sorte d’improvisation. Quand il y a un moment magique, on est là ! On peint avec la lumière et avec le temps. La lumière peut durer 15 secondes et puis ça change complètement.
– Au-delà des images, vous décrivez cinq couleurs
– La structure du livre a beaucoup évolué. Au début, j’avais l’idée d’une lumière minérale. J’ai photographié des grottes, des cimes ou encore le ciel. On m’a dit que c’était un peu ennuyeux. Donc, j’ai commencé à parler des cinq couleurs de l’arc-en-ciel. Dans cet esprit, les clichés témoignent à la fois des beautés extérieures et intérieures. Organisés par couleurs, ils sont associés à cinq sagesses bouddhistes et ces cinq familles de Bouddha sont représentées symboliquement par un mandala dont l’est est blanc, le sud, jaune, l’ouest, rouge, le nord, vert et le centre, bleu. Il y a aussi les nuances, les tons intermédiaires, les mélanges : l’orange, le rose, le vert d’eau, le violet…
© Photo News
– Vous avez voyagé au Portugal, en France, au Chili, en Turquie, en Islande…Vos photographies délivrent un message de beauté et de sérénité universel ?
– Je voyage beaucoup moins maintenant. J’ai vécu au Bhoutan pendant dix ans, j’ai voyagé vingt-deux fois au Tibet. À chaque fois, je profitais de ces voyages pour faire des images dès que des visages, des paysages me sautaient aux yeux. Tellement, en ce moment, avec tous ces drames, avec tous ces massacres inutiles, si on pouvait davantage reprendre confiance dans notre humanité commune. Cela passe par la beauté, devant la nature humaine. Plus qu’un espoir, c’est une façon de voir le monde. Cultiver l’émerveillement est une manière de résister au désespoir et de renouer avec la solidarité. Si on est émerveillé par quelque chose, on ne va pas le détruire, on va être concerné, on va le respecter.
– Vous avez commencé à photographier à l’âge de 13 ans. Dans quelles circonstances ?
– À l’âge de 12 ans, j’ai reçu un appareil photo argentique Foca Sport comme cadeau d’anniversaire. Je m’amusais à regarder les reflets de flaques d’eau. Tout de suite, la lumière émergeait. Et du coup, pour moi, la photographie pouvait capter les jeux de lueurs. Un peintre s’exerce avec des choses solides. Il peut mettre de la transparence en faisant des aquarelles, mais, quand même, il a un support. Photographier veut dire peindre, dessiner avec le miroitement. La lumière et le temps sont votre matériel. Tandis qu’un peintre, il a des pinceaux, des tubes de couleurs la peinture, de la toile. Ce n’est pas pareil. J’ai tout de suite eu le goût à regarder, peut-être, ce qui nous entoure. Il faut d’abord commencer à voir parce que vous pouvez passer à côté de plein de choses et ne jamais les regarder vraiment. On commence à se dire, en s’approchant, qu’il y a là quelque chose à saisir, à ce moment et à cet endroit précis.
– Quelle a été votre première photo ?
– Je ne me souviens pas de la toute première. Toutefois, je me rappelle avoir réalisé des photos d’un vase en argent qui se reflétait dans la lumière. Je me rappelle aussi avoir pris le portrait d’une jeune fille au travers d’une vitre embrumée. J’avais montré la photo à Henri Cartier- Bresson, un ami de la famille. Il l’a regardée avec un peu de mépris. J’ai retrouvé une boîte de mes photos prises quand j’avais 15-16 ans. Aujourd’hui, je les aurais mises au panier tout de suite. Selon Henri Cartier-Bresson, vous écartez les dix mille premières photos avant de publier quoi que ce soit. Effectivement, photographier, cela s’apprend. Et trente ou quarante ans plus tard, j’ai sorti mon premier livre de photos, L’esprit du Tibet. Je l’ai montré à Henri. Et cette fois-là, il a regardé toutes les planches, une à une. Le lendemain, il m’a dit :« La vie spirituelle de Matthieu et son appareil de photos ne font qu’un, de là naissent ces images positives et éternelles. » Donc, j’étais bien content, bien sûr, par rapport à ce qu’il m’avait dit trente ans avant.
– Avez-vous suivi des cours de photographie ?
– Non, mais j’ai eu des mentors. Le premier était André Fatras, un des deux pionniers de la photo animalière en France dans les années 60. J’avais quinze ans. Puis, j’ai découvert les œuvres d’Ernst Haas, un photographe autrichien et américain, précurseur de la photographie en couleurs dans les années 60 alors qu’avant on qualifiait la couleur de distractive, illustrative. À la naissance de la photographie à la fin du 19e siècle, la couleur n’existait pas. Haas disait : « Le moment décisif en couleur n’est pas le même qu’en noir et blanc. C’est une autre forme d’expression. » Pour moi, le monde est en couleurs, je vis en couleurs. J’ai publié un livre en noir et blanc, Visages de paix et Terre de sérénité. Et ce sont les seules bonnes critiques que j’ai eues. J’y vois là un peu un snobisme. Aujourd’hui, le débat est un peu dépassé.
Les droits du nouveau livre de Matthieu Ricard seront reversés aux projets de solidarité menés par l’association Karuna-Shechen, qu’il a fondée et qui intervient en Inde, au Népal et au Tibet, au profit des populations les plus démunies.
Photo de couverture : © Raphaele Demandre/Allary Éditions
Livre
Lumière
Auteur
Matthieu Ricard
Éditeur
Allary Éditions
Sortie
Septembre 2025
Sur internet
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