Corinne Le Brun
09 October 2024
Passé et présent se bousculent. L’auteur de Le Commerce des allongés (2022) fait défiler souvenirs personnels et histoire de la lutte contre le racisme au fil des siècles, aux États-Unis et sur d’autres continents.
Eventail.be – Pourquoi écrire ce récit aujourd’hui ?
Alain Mabanckou – Cela faisait une dizaine d’années que l’idée d’écrire sur Angela Davis me traversait l’esprit. Ce livre est aussi le résultat, peut-être, de ma propre enfance où son personnage était présent à la maison. Je voyais l’autobiographie d’Angela Davis trôner fièrement dans la bibliothèque familiale, au Congo. Le visage d’Angela Davis sur la couverture me regardait déjà. Cette “présence” faisait l’objet de discussions entre mon père et mon oncle. La photo d’Angela Davis répugnait parfois ma propre mère quand je lui disais qu’elle lui ressemblait. À tel point qu’elle se demandait si cette femme existait vraiment. La photo d’Angela Davis, comme dans toutes les photos du monde, donnait quand même un soupçon de vie.
Angela Davis © Alex Edelman/CNP/startraksphoto.com
– Quand je vous écoute, la photo représente un élément important
– Toujours. Parce qu’une photographie cristallise un moment. Vous pensez la regarder mais vous oubliez qu’elle vous regarde aussi. C’est pour ça que ma mère me disait mais pourquoi cette femme nous regarde toujours à tout moment, droit dans les yeux ? À partir de là, elle avait commencé à se rendre compte que à force de regarder l’image, elle finit par vous regarder. C’est une certaine réflexion qui se passe.
– Comme Angela Davis, vous enseignez à Los Angeles
– En effet, mon parcours, par la suite, se déroule pendant des années aux Etats-Unis puis, comme enseignant à l’Université de Californie de Los Angeles (UCLA). La coïncidence fait qu’Angela Davis a eu son premier poste de professeur dans cette université où elle a commencé sa carrière de rebelle. Elle a été virée directement par Ronald Reagan, gouverneur de la Californie, à cette époque-là. Elle a été rejetée parce qu’elle était communiste. Sachant que moi, on m’embauche dans la même université même si je venais d’un pays communiste. Ce croisement a été important. C’est là que je me dis que, peut-être, cela a commencé à forger ma pensée sur la politique, sur la résistance, sur la prise de conscience des injustices sur la terre. En Afrique, si vous n’étiez pas communiste, vous étiez contre l’Etat. On condamnait ceux qui n’étaient pas communistes alors qu’aux Etats-Unis, on condamnait ceux qui l‘étaient un peu.
© Lorenzo Piano
– Vos chemins se croisent à l’UCLA
– Le 8 mai 2014, Angela Davis donne une conférence à UCLA, où j’enseigne depuis vingt ans, maintenant. J’ai eu la chance de “la rencontrer” dans son pays, les Etats-Unis d’Amérique, dans un amphithéâtre pouvant accueillir des milliers de personnes, étudiants, citoyens venus des quatre coins du monde. J’ai assisté à sa conférence, sur l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui, sur le racisme, sur le féminisme, sur sa vie de révolutionnaire. Je prenais des notes dans un petit carnet, comme un élève studieux. Plus tard, j’ai relu ces notes. J’en ai fait une partie de mon récit.
– Estimez-vous mener le même combat politique ?
– Toutes proportions gardées, Angela Davis a son épaisseur, je ne suis rien en face. Elle m’inspire par ses idées, par son personnage, par les voies qu’elle a ouvertes pour les êtres humains. Je partage son idée de l’analyse qu’elle fait sur le féminisme, sur la sexualité, sur l’abolition des prisons. Et, évidemment, sur le racisme. Il est difficile pour un écrivain qui fait beaucoup plus de fictions de dire qu’il est vraiment dans le combat politique. En tant que citoyen, par rapport à mon pays, je me suis souvent élevé contre le pouvoir. J’ai souvent donné ma vie, j’ai souvent expliqué pourquoi, justement, en dépit des changements proclamés, ces despotes sont au pouvoir depuis quarante ans. Par exemple, le Congo, le Cameroun sont des pays dans lesquels certains présidents sont là depuis quasiment l’indépendance. Aujourd’hui, ces dirigeants sont des communistes, disons, de façade. Il n’est pas bon de dire communiste au regard de ce qui se passe en Russie, par exemple. C’est une sorte de communisme tropical auquel on a ajouté du combo, du piment. Cela reste de l’ordre de la théorie pour beaucoup de pays.
Angela Davis © PPS/Bestimage
– Dans son parcours radical, Angela Davis a choisi de faire partie du Black Panther Party. Pourquoi ?
– En effet, Angela Davis est radicale quand elle dit qu’il faut faire la révolution par tous les moyens. Le Black Power était une philosophie composée de plusieurs tendances. Les membres du Black Panther Party étaient les seuls à établir des contacts avec des organismes qui luttaient aussi pour l’émancipation des Noirs. Ils étaient en bonne entente avec le White Panther Party qui soutenait leur cause. Les Black Muslims, eux, prônaient une société dans laquelle il n’y a pas de mixité entre Blancs et Noirs, ni même entre hommes et femmes. Celles-ci étaient beaucoup plus nombreuses dans le Black Panther Party, d’où l’émergence d’Angela Davis. En 1970, elle s’investit dans le comité de soutien aux trois prisonniers, accusés d’avoir tué un gardien dans la prison de Soledad, en Californie (1). Le radicalisme d’Angela Davis est aussi né de là.
– Selon vous, Angela Davis représente encore un modèle pour les jeunes ?
– Je pense qu’elle a cette chance d’avoir couvert son époque jusqu’à maintenant. Il y a plusieurs visages d’Angela Davis. Celui d’une jeune femme, révoltée, étudiante, qui vient en Europe, qui retourne aux États-Unis parce que la lutte est en marche. Dans les années 70, elle va commencer à la fois une carrière de rebelle et d’universitaire. L’Angela Davis de la deuxième partie devient comme une source dans laquelle les gens viennent s’abreuver pour savoir et comprendre. Donc elle devient comme l’œil du village. Elle est populaire auprès des jeunes. Quand elle fait des meetings, les lycéens, les collégiens viennent l’écouter. Des écoles invitent Angela Davis, également en Europe.
– Qui a pris la relève d’Angela Davis ?
– C’est un peu compliqué. J’ai plus l’impression qu’à l’époque des années 60, 70, les causes étaient portées par des individus à grand caractère. De notre temps, elles sont véhiculées par des entités collectives. Même si les fondateurs et fondatrices sont là, le “Black Lives Matter” est un groupe. La figure individuelle a disparu et fait place maintenant à une idéologie. Aujourd’hui, un individu peut difficilement galvaniser toute une nation pour une cause. Sinon, on va le traiter de tous les noms.
(1) Le 5 janvier 1971, Angela Davis est officiellement inculpée par l’État de Californie pour meurtre, kidnapping et conspiration. Face à l’ampleur de la mobilisation et de la pression de l’opinion publique, elle est libérée sous caution, 16 mois après son arrestation. Elle comparait à son procès le 4 mai 1972, dont elle ressort libre et acquittée.
Photo de couverture : © Lorenzo Piano
Livre
Cette femme qui nous regarde. Angela Davis, l’Amérique et moi
Auteur
Alain Mabanckou
Éditeur
Robert Laffont
Sortie
2024
Sur internet
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