Martin Boonen
30 May 2025
C’est en 1925, à Bruxelles, qu’a lieu une rencontre déterminante. Lors d’un salon professionnel, Armand Desaegher, expert du moulage de fonte, croise le chemin d’Octave Aubecq, maître émailleur. Tous deux belges, les deux hommes imaginent un produit encore inédit : une cocotte en fonte recouverte d’émail coloré. Une innovation technique à l’époque, fruit de la complémentarité de leurs savoir-faire respectifs.
© Le Creuset
Cette même année, ils fondent ensemble l’entreprise Le Creuset et installent leur fonderie à Fresnoy-le-Grand, dans l’Aisne. Ce choix n’est pas anodin : la région offre un accès direct aux matières premières essentielles à la fabrication : fer, charbon et sable. Le nom de la marque, qui désigne le récipient utilisé pour fondre le métal, évoque à lui seul la fusion, à la fois des matériaux et des compétences.
Depuis un siècle, la technologie des cocottes Le Creuset n’a presque pas changé. Fonte brute, émaillage double couche, cuisson à très haute température, moulage sable (chaque pièce est unique, puisque le moule est systématiquement brisé après usage). Ce processus garantit l’authenticité de chaque cocotte, mais surtout une longévité rare : ces objets traversent les décennies, se transmettent entre générations, et affichent une robustesse défiant tout concurrent moderne.
© Le Creuset
Cette immobilité technologique, souvent perçue comme une faiblesse dans l’industrie, devient chez Le Creuset un argument. Pas d’innovation électronique, pas de composant à remplacer. Le produit est simple, universel, et conçu pour durer. Une philosophie résolument low tech, revendiquée comme un choix éthique, à rebours de la logique consumériste dominante.
Ce choix de durabilité totale soulève une question de fond : comment rester rentable quand le produit ne se remplace presque jamais ? Contrairement à l’électroménager ou au textile, les cocottes Le Creuset ne s’usent pas vraiment. Leur taux de remplacement est marginal. Et pourtant, les chiffres de la marque sont impressionnants : en 2023, Le Creuset a réalisé un chiffre d’affaires de 77,14 millions d’euros en France, pour un bénéfice net de 32,62 millions. Au niveau mondial, le groupe dépasse les 240 millions de chiffre d’affaires annuel, dont plus de 90% à l’export. Le taux de rentabilité frôle les 42%, un résultat rare dans l’industrie.
© Le Creuset
Cette performance s’explique par une stratégie parfaitement calibrée : plutôt que vendre plus, Le Creuset vend mieux. L’achat d’une cocotte est présenté comme un acte patrimonial, presque initiatique. L’objet devient héritage. Et lorsque l’utilité atteint ses limites (puisque tout le monde n’a besoin que d’une ou deux cocottes), l’esthétique et le statut prennent le relais.
La réponse de Le Creuset au défi du renouvellement repose sur un outil ancien : la couleur. Chaque saison voit l’apparition d’une nouvelle teinte, toujours plus expressive, en phase avec les tendances déco. La cocotte n’évolue pas dans sa forme, ni dans sa fonction, mais sa surface devient tableau : Deep Teal, Shell Pink, Olive Branch, Meringue, Nectar, Azur, Artichaut…
© Le Creuset
À l’occasion de son centenaire, la marque lance Flamme Dorée, une variation pailletée et plus lumineuse de sa couleur signature. Une nouvelle robe pour le même objet. Cette stratégie du renouvellement chromatique, poussée à l’extrême, entretient l’envie sans remettre en cause la durabilité du produit. Un équilibre fin, mais qui interroge : ne risque-t-on pas de transformer un objet conçu pour durer en accessoire saisonnier ?
C’est sans doute ici que réside la plus grande force de Le Creuset : sa capacité à fédérer une communauté internationale, engagée, visible et fidèle. Aux États-Unis, premier marché de la marque, les cocottes sont devenues des objets culturels. Sur TikTok, le hashtag #LeCreuset cumule plus de 22 millions de vues ; sur Instagram, plus d’un million d’abonnés partagent recettes, déballages, collections. Certains consommateurs achètent par couleur, d’autres par gamme. On ne renouvelle pas, on collectionne.
© Le Creuset
Les Factory-to-Table Sales, surnommées “Le Creuchella”, réunissent des foules matinales prêtes à attendre des heures pour acquérir des pièces rares ou épuisées. Ces rassemblements cultivent un attachement presque affectif à la marque, renforcé par une stratégie sociale intelligente. Le Creuset s’affiche comme un label d’appartenance, un totem domestique qui signe une certaine idée du goût, du statut et de la transmission familiale.
Loin d’être figée dans sa nostalgie, Le Creuset investit pour pérenniser ce modèle lent. En 2023, la marque a inauguré une nouvelle usine de 28 000 m² à Fresnoy-le-Grand, financée par un investissement de 60 millions d’euros. La production en fonte y reste intégralement localisée, tandis que les produits annexes (accessoires, ustensiles en céramique ou silicone) sont fabriqués à l’étranger, sous supervision.
© Le Creuset
Avec plus de 70% de parts de marché sur la cocotte en fonte émaillée, Le Creuset domine largement son secteur. Elle emploie environ 2 000 personnes dans le monde, dont plus de 500 en France. La gestion du groupe reste centralisée, sous la direction de Paul Van Zuydam depuis les années 1980, période charnière qui a vu la marque entamer son expansion internationale.
L’identité actuelle de Le Creuset, volontiers associée à la tradition gastronomique française, masque en partie une esthétique belge profondément ancrée : goût de la sobriété fonctionnelle, sens de l’innovation discrète, alliance de l’utile et du beau. Ces valeurs structurantes sont le legs silencieux de Armand Desaegher et Octave Aubecq. Mais elles ont été recyclées dans un récit marketing où la cuisine devient un théâtre, et la cocotte un fétiche.
En définitive, Le Creuset n’a pas survécu cent ans grâce à l’innovation, mais grâce à la narration. Chaque cocotte raconte une histoire : celle de l’enfance, des repas partagés, du feu au centre de la maison. Cette charge symbolique a été savamment cultivée, jusqu’à faire de l’ustensile un objet de transmission sociale autant que culinaire.
© DR/Shutterstock.com
Mais cette histoire a un prix – élevé – et une temporalité – lente. Si Le Creuset veut garder sa place dans le monde contemporain, elle devra continuer à négocier cette tension : préserver l’inaltérable sans basculer dans l’accessoire.
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