Nicky Depasse
24 May 2025
L’Éventail – Est-ce le mot de passe “Navarre1938”, l’héritage numérique laissé par votre père, qui vous a convaincu d’écrire sur lui ?
Frédéric Beigbeder – Je n’ai rien trouvé sur son PC après sa mort. Par contre, en découvrant des passeports avec d’autres identités, je me suis demandé qui était mon père. J’ignorais que cela allait donner un livre. Participer à la grande mode littéraire des règlements de compte familiaux ne m’inspire pas, mais je me suis rendu compte que je tenais un bon personnage de roman.
– Que partagez-vous avec lui, physiquement et intellectuellement ?
– Nous avons les mêmes yeux et le même menton, et nous ne sommes pas très différents intellectuellement : nous sommes très hédonistes, aimant les jolies femmes et le plaisir. En revanche, il était très secret et silencieux, alors que je suis extraverti.
– Était-il un héros pour vous et l’avez-vous profondément aimé dans votre enfance ?
– Tous les garçons font de leur père un héros. Jusqu’à l’adolescence, j’ai été vraiment très admiratif de lui. Ensuite, avec son absence, ça s’est nettement gâté… Je me suis montré rancunier.
– La référence littéraire de votre père était Les Thibault de Roger Martin du Gard. Pourquoi ?
– C’est une suite de romans sur une famille bourgeoise de la première moitié du XXe siècle, avec deux frères très différents, ce qui était le cas de mon père avec le sien. Le tome 2, qui s’intitule Le Pénitencier, raconte les années de Jacques Thibault dans un pensionnat à la discipline très dure, ce qui a aussi été le cas pour mon père.
– On choisit ses amis, pas sa famille. Si vous aviez dû avoir un père célèbre, qui aurait-il été ?
– J’aurais pu être tenté d’avoir un père écrivain, mais je crains que ce ne soit écrasant. Les fils d’écrivain ont du mal à écrire eux-mêmes. Cela dit, Frédéric Dard avait l’air d’être très aimant avec sa fille, donc cela aurait pu être pas mal d’être son fils. Pour le contre-exemple, mon père aurait aimé être James Bond qui est tout sauf le modèle du père de famille.
– Justement, il y a la découverte de ces faux passeports…
– Des gens qui travaillent dans le renseignement, en France et aux États-Unis, m’ont certifié que ce sont des passeports de la CIA. Je crois que l’on n’a pas encore mesuré à quel point Paris a été une plaque tournante de l’espionnage pendant la guerre froide. Ce n’est pas encore très documenté, des enquêtes sont en train de sortir mais je pense que des années 1950 aux années 1980, il y a eu parmi les élites françaises énormément d’agents secrets qui travaillaient pour l’un ou l’autre camp, médias, monde politique ou milieux d’affaires. Le métier de chasseur de têtes qu’exerçait mon père est un métier idéal : on s’y renseigne sur l’évolution des entreprises, on fréquente les grands patrons, on passe du temps à observer les mouvements au sein des grands groupes. Et tout cela en secret, car les conseillers en recrutement pour les hauts dirigeants travaillent confidentiellement.
L’inventaire des affaires de son père défunt n’apporte pas à Frédéric Beigbeder le réconfort d’une jeunesse qu’il a vécue sans lui. Mais loin de lui témoigner de la rancœur, le fils auquel ce père absent n’a rien laissé entreprend de raconter la vie d’un “boomer” qui a profité de l’abondance des trente glorieuses et a fini seul et ruiné, victime de failles affectives dans l’enfance, failles qu’il a reproduites envers les siens.
Un homme seul, par Frédéric Beigbeder, Éd. Grasset, janvier 2025, 213 p.
Photo de couverture : © JF PAGA
Titre
Un homme seul
Auteur
Frédéric Beigbeder
Éditeur
Grasset
Sortie
Janvier 2025
Sur internet
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